L’inévitable passage de l’économie linéaire à l’économie circulaire : l’exemple du secteur de la construction
Noé Basch, mobius réemploi / lab ingénierie
L’économie actuelle est fondée sur l’extraction des matières premières issues de l’écorce terrestre et de la consommation d’énergie encore à plus de 80% issue des fossiles dans le monde(1).
En grossissant le trait : n’importe quel billet de banque dans votre poche ou euro dépensé avec votre carte de crédit « sans contact » a pour origine l’extraction et la transformation de ressources matérielles via une armée de machines alimentées par de l’énergie (2).
En effet, sans ressources primaires, transformées en usine en produits secondaires, qui permettent de créer devant son ordinateur ou en salle de réunion de l’activité tertiaire, pas d’économie et encore moins de finance.
La problématique étant que d’une part, cette énergie consommée à un rythme effréné pour répondre à nos besoins et commercer libère après plusieurs millions d’année d’attente (3), dioxyde de carbone et autres gaz à effets de serres, ayant un fort impact sur le changement climatique et ses dégâts directs (canicules, inondations, ouragans, feu de forêt, etc.) ou indirects (dysfonctionnement de trains ou de centres de production pour cause de surchauffe, déplacements de populations, etc.)(4).
D’autre part, cette énergie et ces ressources à la base de bon nombre de biens de consommations courantes qui nous entourent (pétrole, minerais, etc.) ne sont pas renouvelables et s’amenuisent.
Dis autrement, dans l’économie linéaire actuelle, plus vous gagnez d’argent, plus vous consommez et amenuisez les ressources naturelles et participez au changement climatique global.
Problématiques environnementales dans le secteur de la construction
Le secteur de la construction et des travaux publiques quant à lui n’échappe pas à cette logique. Fort d’un chiffre d’affaires annuel d’environ 300 milliards d’euros soit 8 % du PIB français et 1,3 millions d’emploi(5), il représente également 40 % de la production annuelle de déchets dans l’hexagone(6). Ces matériaux ou produits sont souvent encore en état technique d’usage mais sont soit plus difficile ou plus cher à déposer soigneusement qu’à démolir, soit tout simplement passés de mode, n’entrant pas dans les standards de la culture constructive actuelle.
Ce même domaine est également à la source d’environ 30 % des émissions de gaz à effet de serre(7), provenant principalement de deux facteurs : l’énergie consommée pour notre confort d’usage (chauffage, climatisation, éclairage artificiel, ventilation mécanique, eau chaude sanitaire) et l’énergie embarquée dans les matériaux, encore une fois, nécessaire à leur extraction / transformation en produit / acheminement et traitement en fin de vie.
Les premières Analyse de Cycle de Vie, effectuées par les professionnels de la construction ont permis de constater que le poids carbone des matériaux sur l’intégralité du cycle de vie est de 50% pour une construction neuve et de 30% pour une construction réhabilitée(8). Grossièrement, la moitié du carbone d’une construction est payée mensuellement par sa facture énergétique, et l’autre moitié, invisible à l’utilisateur, embarqué dans les produits et matériaux du bien qui l’entoure.
Solutions possibles
Les solutions pour limiter l’impact carbone liées aux consommations énergétiques sont aujourd’hui bien connues et mises en œuvre progressivement : limiter les besoins énergétiques par une architecture bioclimatique et une enveloppe thermiquement performante, avoir une bonne gestion de sa consommation et utiliser des productions énergétiques faiblement carbonées (Pompe à Chaleur, chaudière bois, panneaux solaires thermiques comme photovoltaïques, réseau de chaleur urbain bas carbone, etc.)
Concernant les matériaux, les solutions de décarbonation sont alors aujourd’hui moins généralisées mais à y bien y regarder, déjà bien présentes dans le passé : il suffit de construire avec des matériaux biosourcés (structure bois, isolation en laine végétale ou animale), des matériaux recyclés (si tant est qu’il ne faille pas consommer une énergie déraisonnable pour les remettre sur le circuit de la construction) ou tout simplement les réemployer.
Mobius ré-emploi
C’est ce que mobius réemploi s’efforce de développer au quotidien dans cette chaine de valeur vertueuse : réemploi (une porte redevient une porte), réutilisation (une porte devient une table(9)), recyclage (une porte est déchiquetée pour être valorisée en bois aggloméré ou en énergie).
En premier lieu, nous diagnostiquons des biens immobiliers afin de définir la quantité, la qualité, la facilité de dépose et le poids carbone pour chacun de ces produits et matériaux.
S’en suit l’élaboration d’un schéma – directeur : conservation / donation / vente. Si la conservation au-delà de la structure même d’un bâtiment est relativement limitée pour des raisons culturelles (matériaux jugés trop anciens), la donation à des associations ou artisans est aujourd’hui fonctionnelle. En effet, en échange de leur temps, ces derniers vont déposer les matériaux sur site et les réemployer pour leurs propres besoins, limitant ainsi l’achat de matériaux neufs et les émissions de carbone associées, tout comme une meilleure valorisation des déchets qui n’en sont plus pour le propriétaire du bâtiment.
Ces matériaux peuvent également faire l’objet d’une dépose par une entreprise de curage / démolition classique mais avec une méthodologie permettant leur réemploi, conditionnement et transport. Cela implique alors de créer et gérer un lieu de stockage sur le chantier, souvent limité en termes de place, afin de permettre la récupération directe de ces éléments ou leur vente. Le pourcentage de vente est aujourd’hui relativement faible, principalement sur des éléments comme les groupes électrogènes, la charpente bois ou les radiateurs.
A l’inverse, nous proposons d’intégrer des matériaux issus du réemploi dans des constructions neuves ou réhabilitées. Il s’agit alors d’effectuer une étude de faisabilité architecturale et technique de l’intégration de ces matériaux en lieu et place de matériaux neufs, et ce dès la phase conception.
Il s’agira alors d’aller à la recherche d’opérations futures de démolitions pour y venir déposer et reconditionner ces matériaux avant de les fournir sur site. La question normative et assurantielle est là prégnante : il s’agit de fiabiliser par des inspections visuelles, techniques ou des tests en laboratoire la cohérence du produit existant à la norme en vigueur. Selon la validité de cette démarche, un assureur pourra garantir la responsabilité du produit dans l’acte de construire, que ce soit celle du reconditionneur, de l’entreprise de construction ou du client final, non sans difficultés dans les deux derniers cas.
Cette démarche n’est pas utopique et a été développée par exemple sur la ZAC Saint Vincent de Paul dans le 14e arrondissement de Paris, où sur plus de 60 000 m² (10), une partie des bâtiments a été déconstruite quand l’autre va être construite en incorporant des matériaux issus du réemploi.
Mobius ré-industrie
La problématique principale à l’intégration de matériaux issus du réemploi est le manque de filières : si vous souhaitez poser 1000 radiateurs reconditionnés sur une opération dans 12 mois, vous n’aurez pas la taille d’entreprise suffisante qui pourra répondre à votre demande. En effet, ce métier est nouveau et demande de maitriser plusieurs opérations : identifier les opérations sources, déposer ou faire déposer ces matériaux, transporter les éléments du site de dépose vers le lieu de reconditionnement, reconditionner ces éléments après avoir trouvé la méthodologie adéquate et les envoyer vers le site de pose.
C’est le pari que nous avons fait en développant le faux-plancher de réemploi, issu d’opérations de dépose dans la France entière et qui est dirigée vers notre usine de Rosny-sous-Bois, où après brossage, ponçage, réagrafage, il repartira sur des opérations de construction de bureaux principalement franciliens.
A la clef, 75% d’économie carbone par rapport à un produit neuf, et plus de 2 400 tonnes de déchets évités, mais une rentabilité faible.
En effet, un produit neuf est la transformation ou l’assemblage de matériaux peu chers (personne n’a jamais payé pour la formation du métal ou de la pierre) par des machines qui ne rechignent pas sur les heures supplémentaires alimentée par une énergie bon marché et quelques postes d’encadrement.
Le réemploi, c’est tout l’inverse : il faut payer des gens pour déposer, conditionner, transporter, reconditionner. Littéralement, le réemploi c’est de l’emploi. Et l’emploi, c’est plus onéreux que l’énergie ou la matière, donc le réemploi, contre-intuitivement, c’est plus cher que le neuf.
Vers une raisonnable société de l’économie circulaire ?
Le réemploi des matériaux de construction a beau avoir des vertus environnementales, il reste à l’heure actuelle plus cher que le neuf, et donc difficile d’accès à la commande sans volonté particulière de la part des donneurs d’ordre. En revanche, le domaine de la construction vers être soumis dès l’année prochaine à une réglementation exigeant la limitation de leurs émissions carbone(11), et va forcément poser la question du coût des économies carbone. Vaudra t’il mieux construire en bois, en pierre, avec des matériaux recyclés ou de réemploi ?
Enfin, la pandémie du COVID-19 nous aura rappelé une chose : les marchés sont mondialisés et les prix des matières premières peuvent fluctuer selon l’offre et la demande ainsi que les délais de livraison. Ainsi, le prix du bois et du métal a été particulièrement touchés dans le milieu de la construction provoquant d’une part des surcoûts et d’autre part des ralentissements de chantiers ou la fermeture d’usines.
L’avantage du réemploi est qu’il n’est pas soumis à ces marchés et propose donc des prix stables dans le temps. Faut-il donc attendre une énième pandémie ou une chute des capacités de production lié à une problématique environnementale ou non pour que le prix des matériaux augmente encore et que l’on s’intéresse enfin au développement des filières de réemploi ?
Pour finir, si l’on s’intéresse aux nations qui ont fortement participés à l’augmentation de ces prix, à savoir les Etats-Unis et la République Populaire de Chine, elles en sont capables car leur économie est bien plus importante en volume que celle des pays de l’Union Européenne, et donc à pouvoir suivre l’augmentation des prix. Pour quelle raison ?
Pour reboucler avec le début de cet article, elles font parties des deux puissances qui possèdent de nombreuses ressources énergétiques et matérielles, bien au-delà de ce que l’on peut trouver dans le sous-sol européen, et donc en forte capacité à les transformer en argent.
Au petit jeu de la course à la puissance économique mondiale, l’Union Européenne n’a-t-elle pas intérêt à s’en écarter, compte tenu de ses faibles ressources ? Nous pourrions imaginer tout simplement transformer notre économie linéaire actuelle en une économie circulaire portée sur l’allongement de la durée de vie de nos biens, leur réutilisation, leur recyclage, et du développement massif des énergies renouvelables, permettant de nous extirper de la dépendance des pays producteurs et la fluctuation des prix.
Certes, c’est le prologue d’une société dont la richesse ne pourra pas augmenter voire diminuer, mais qui sera plus stable que celle que nous connaissons actuellement et orientée vers la raisonnabilité de la consommation de nos ressources et du partage.
Statistical Review of World Energy 2020 / 69th edition, British Petroleum, 2020
Le monde sans fin, Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici, 2021
Les combustibles fossiles : formation, composition et réserves / https://culturesciences.chimie.ens.fr, Hagop Demirdjian, 2005
Climate Change 2021, IPCC, 2021
Tableaux de l’économie française, Construction, INSEE, 2019
Datalab, Entreprises du BTP, Ministère de l’Environnement, de l’Energie et de la Mer, 2017
Panorama des émissions françaises de gaz à effet de serre, Rapport sur l état de l’environnement, République Française, 2021
Retour d’expérience, lab-ingénierie, 2021
Ceci n’est pas une porte, AAVP, mobius réemploi, Pavillon de l’Arsenal, Faire 2019
Faire Paris Autrement, un programme mixte, incarné, ouvert à tous : https://www.parisetmetropole-amenagement.fr/fr/saint-vincent-de-paul-paris-14e
RE2020 : Une nouvelle étape vers une future règlementation environnementale des bâtiments neufs plus ambitieuse contre le changement climatique, Ministère de la Transition Ecologique, 2020
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