Logistique du BTP : de grands chantiers d'innovation
par Emilien Villeroy
Un article à retrouver dans son intégralité ici.
4. En amont des chantiers, de nouvelles façons de penser les approvisionnements
Interpellé comme tous les secteurs sur l’impact environnemental de ses activités, le monde des chantiers et du BTP œuvre pour faire évoluer ses approvisionnements vers plus de responsabilité en travaillant le réemploi. Des filières parfois peu matures, mais qui commencent à alimenter de grands projets, avec l’aide d’acteurs engagés et d’initiatives innovantes.
En France, le secteur du bâtiment représente à lui seul 43 % des consommations énergétiques annuelles et pas moins de 23 % des émissions de gaz à effet de serre. Des chiffres colossaux que ses acteurs tentent de réduire. Et parmi les leviers de sobriété, celui de l’approvisionnement et des matériaux est de taille. En effet, sur un chantier, ces derniers représentent la moitié du bilan carbone, entre l’extraction, la transformation et le transport. Parallèlement, le bâtiment est le premier secteur générateur de déchets en France. Et alors que la conjoncture actuelle amène les supply chains mondiales vers une raréfaction des matières premières, la question de l’approvisionnement devient donc cruciale pour ces secteurs.
Sécuriser les flux et répondre aux critères RSE
C’est sur ces problématiques qu’oeuvre par exemple Epsa, un cabinet de conseil dédié à l’optimisation de la performance durable, dont une part de l’activité se concentre sur la gestion des achats et des fournisseurs en amont du lancement des chantiers. Un sujet supply chain complexe, nécessitant des analyses fines, comme l’explique Christophe Hug, expert métier travaux chez Epsa : « Face à la grande volatilité du marché en ce moment, touché par des pénuries de main-d’oeuvre et de matières premières, on constate une hausse des coûts généralisée. Notre rôle est d’être vigilant afin de répondre non seulement aux critères RSE des chantiers, mais aussi assurer la sécurisation des approvisionnements, en prenant en compte la conjoncture actuelle dans l’estimation des budgets. Nous traitons une trentaine d’appels d’offres par an, avec des montants qui peuvent aller jusqu’à deux millions d’euros, comprenant de nombreux produits : mobiliers, pose de sol, peinture, plomberie, électricité ». Dans ce sens, Epsa a récemment pu piloter en Île-de-France l’approvisionnement des matériaux pour la rénovation des nombreux campus d’une grande entreprise de cosmétique. Avec des attentes environnementales fortes : « Cet appel d’offres portait sur du mobilier, et nous avons dû être vigilants sur la provenance des matériaux et travailler dans une démarche plus circulaire, en cherchant à réutiliser certains produits. Concrètement, nous lançons des demandes d’informations auprès des fournisseurs, que nous jugeons ensuite sur une grille de notation pour sélectionner les plus satisfaisants, car il est crucial d’assurer la provenance des matériaux. Pour ce projet, nous avons mis l’accent sur le biosourcing, et des collaborations avec des acteurs engagés dans des actions de solidarité, du côté social et environnemental », détaille Christophe Hug. Une fois ces partenaires identifiés, Epsa s’occupe du pilotage, en mettant en place un rétroplanning réaliste, en fonctions des disponibilités d’approvisionnement et de la nature des travaux à réaliser. « Tout ce travail en amont est crucial pour tenir nos délais. Mais l’exercice est complexe, surtout en ce moment. Nous avons dû parfois réajuster notre planning d’exécution, face aux réalités de l’approvisionnement dans la conjoncture actuelle. La flexibilité va être de rigueur dans les mois à venir : nous devrons travailler sur des variantes à certains matériaux ».
Cette volonté d’avoir recours à des produits moins polluants, si elle n’est pas démocratisée à l’ensemble des projets de chantier, est aujourd’hui au coeur des grandes constructions nationales. C’est le cas des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, pilotés par la Solideo, société de livraison des ouvrages olympiques, une structure mise en place par l’État pour gérer la construction et l’organisation des Jeux en France. Et pour ces chantiers structurants, l’entité veut réduire de moitié l’impact carbone de l’aménagement du Village des athlètes, sur l’ensemble de son cycle de vie, en partie grâce aux matériaux biosourcés : recours généralisé au bois, ou utilisation de la paille de chanvre plutôt que de la laine de verre pour l’isolation.
Un BIM de la déconstruction
Mais face au difficile équilibre entre flux d’approvisionnement instables et nécessité de réduire le bilan carbone des chantiers, les acteurs du secteur se tournent également progressivement vers l’intégration de matériaux de réemploi dans leurs organisations. Une autre voie, ouverte par de nombreuses grandes entreprises du secteur. On trouve par exemple Batirim de Suez, dont le but est d’identifier les ressources existantes dans un bâtiment au sein d’un outil digital, afin de pouvoir identifier ce qui pourrait faire l’objet d’un réemploi. Une sorte de BIM inversé que Suez nomme RIM (pour Ressources informations modeling) et qui permet de réduire l’empreinte environnementale des chantiers. Il faut dire que la réglementation impose, depuis le 1er janvier 2022, la mise en place d’un diagnostic PEMD (pour la gestion des produits, équipements, matériaux et déchets issus de la démolition ou de la rénovation), pour tout bâtiment ayant une surface plancher supérieure à 1 000 m2. Une gageure alors que le secteur est responsable de 42 millions de tonnes de déchets par an, dont seulement 1 % est réemployé. Dans ce cadre, l’outil Batirim a été récemment utilisé par le spécialiste de la déconstruction Cardem (groupe Vinci) à l’occasion d’une opération dans la ZAC de la Plaine Saulnier à Saint-Denis (93), qui accueillera la future piscine olympique en 2024. Au total, ce sont 35 bâtiments sur 12,5 hectares qui ont été analysés pour permettre la déconstruction sélective et l’optimisation du réemploi, de la réutilisation et du recyclage des matériaux. Une recyclerie temporaire a même été organisée sur place. Et si l’objectif fixé par la maîtrise d’ouvrage (la Métropole du Grand Paris) était d’atteindre 30 % minimum de réemploi/réutilisation des mobiliers restés sur le site, l’outil a permis de dépasser les 80 %. De plus, 90 % des produits de réemploi ont été utilisés directement en Seine-Saint-Denis ou en proche banlieue parisienne. Au total, 146 tonnes de déchets ont été évitées grâce à la réutilisation du mobilier, et 45 tonnes de matériaux de second oeuvre ont été données à d’autres acteurs de l’écosystème local du réemploi. Plus globalement, sur les chantiers des JO, différents pourcentages d’éléments de réemploi à utiliser ont été fixés. Par exemple, ce sont 30 000 tonnes de matériaux inertes (bétons, briques) qui seront concassées pour réutilisation directement dans les constructions.
Des filières de réemploi qui doivent se trouver
Ce sujet mobilise également de jeunes entreprises. C’est le cas de Mobius Réemploi, qui se spécialise dans la déconstruction et le réemploi. Historiquement, celle-ci propose du conseil sur le sujet, comme l’explique son co-fondateur, Noé Basch : « Nous proposons un diagnostic des ressources déjà présentées sur le chantier. Nous faisons le tri et mettons en place un schéma directeur, en cherchant en premier lieu à maximiser la conservation des matériaux et à identifier ce qui peut être réutilisé. Ensuite, nous intervenons dans la construction, en cherchant à substituer des matériaux prévus neufs par du réemploi. Notre travail est alors de sourcer ces produits, de les reconditionner et de gérer les éléments normatifs et assurantiels, avant de les intégrer dans la construction, avec un suivi de chantier, et un bilan carbone en fin d’opération ». Et c’est justement en étudiant le sujet et en constatant que peu de filières étaient réellement adaptées pour répondre aux besoins du secteur que Mobius Réemploi a décidé de devenir acteur industriel lui-même. L’entreprise a ouvert un entrepôt de 3 500 m2 à Rosny-sous-Bois (93), où elle récupère du matériel puis le reconditionne et le vend. Avec un produit-phare : les faux planchers techniques. S’appuyant sur un atelier de menuiserie et une ligne de production pilotée par des opérateurs logistiques, Mobius peut ainsi assurer la chaîne d’approvisionnement de ces produits de réemploi, avec de vrais apports environnementaux. Parmi les projets de l’entreprise, on peut noter le bâtiment Kanal à Pantin (93), où Mobius a fourni 16 500 m2 de dalles de faux plancher à Bouygues Bâtiment en 2021. Résultat : 1 320 tonnes de CO2 économisées et 460 tonnes de déchets évitées. « Il y a une volonté des maîtrises d’ouvrage de s’attaquer à ce sujet, notamment car cela permet d’abaisser l’impact carbone de manière significative, alors que les labels environnementaux sont de plus en plus recherchés et exigeants », note Noé Basch. L’évolution est également administrative avec la RE2020 (réglementation environnementale 2020), dont le but est défini clairement dans son préambule : « Diminuer l’impact sur le climat des bâtiments neufs en prenant en compte l’ensemble des émissions du bâtiment sur son cycle de vie, de la phase de construction à la fin de vie (matériaux, équipements), en passant par la phase d’exploitation (chauffage, eau chaude sanitaire, climatisation, éclairage…) ». Autant dire que les choses doivent bouger.
Un difficile modèle économique
Mais encore faut-il que les filières soient matures sur le sujet, ce qui n’est pas toujours le cas. « Pour les faux planchers, nous faisons figure de bon élève, en proposant aux constructeurs d’acheter du réemploi dans les mêmes conditions que le neuf, avec des services de transport, conditionnement, etc. D’autres acteurs réussissent aussi ce pari, comme Orak avec les moquettes ou Circouleurs avec la peinture. Mais ce n’est pas simple pour tous les types de produits. Le premier défi pour les filières moins matures réside dans la fiabilisation de l’approvisionnement. Il y a d’abord la question du sourcing, car il n’est pas toujours facile d’avoir des matériaux de réemploi en temps et en heure. Et puis, il y a la question de l’hétérogénéité. Si un produit neuf peut être commandé en masse, cela s’avère plus complexe avec des produits de déconstruction : difficile d’avoir 200 portes en réemploi exactement similaires pour un bâtiment », explique Noé Basch. Plus généralement, les acteurs sur ce segment font face à une difficulté : trouver un modèle économique viable, car les investisseurs sont peu intéressés pour des secteurs où les niveaux de rentabilité sont aussi limités. « Il y a parfois l’idée que le réemploi devrait être moins cher que le neuf. Mais ce n’est pas le cas : reconditionner coûte de l’argent, et souvent plus qu’une ligne de production dans le neuf. Or, les constructeurs ne sont pas encore prêts à payer plus cher pour du remploi et un meilleur bilan carbone ».
Autre difficulté, celle du stockage, souvent très coûteux. Pourtant, pour assurer un approvisionnement fiable à leurs clients, les acteurs du réemploi doivent pouvoir disposer d’espaces où stocker les marchandises dans la durée, afin de s’adapter aux variations de l’offre et de la demande. « Le montant de l’entreposage est élevé par rapport au prix des matières. Si un produit est stocké pendant six mois, son stockage aura coûté aussi cher que son prix. Il faudrait que les échanges se fassent plus rapidement et que les métiers de l’ouvrage jouent le jeu, pour que les matériaux circulent et que les produits de réemploi se démocratisent et s’écoulent plus vite ». Un avis partagé par Jérôme Rouge, président de la Fabrique de la Logistique : « Il y a un vrai sujet à mener sur l’optimisation de la logistique du réemploi. Il sera nécessaire de réfléchir, à terme, à la manière dont les acteurs peuvent s’organiser pour mettre en place des fonciers dédiés à faciliter ces métiers qui ne pourront sinon pas trouver un modèle économique satisfaisant ».
Cette tendance est également observée par le logisticien industriel Idéa, qui veut jouer un rôle de pilote et de facilitateur pour ces sujets auprès de clients promoteurs qui doivent faire la démonstration de leur capacité à gérer et intégrer des matériaux de réemploi : « La temporalité est différente par rapport à du neuf, car identifier et sourcer les matériaux dont on aura besoin prend du temps. Pour qu’un matériau de réemploi soit utilisable au bon moment, il faut qu’il soit stocké dans les bonnes conditions. ChezIdéa, nous sommes capables de reconditionner les biens en attendant qu’ils soient réutilisés. Les acteurs du réemploi ne sont pas des logisticiens : ils ne doivent pas être contraints de garder dans leurs bâtiments ces matériaux », explique Isabelle Petit, responsable grands comptes chez Idéa. D’autant que, si les faux planchers d’un acteur comme Mobius Réemploi sont en moyenne 15 % plus chers que du neuf, ils peuvent permettre de réduire à eux seuls de 3 % l’impact carbone du bâtiment. « Je pense que nous arriverons vers plus de réemploi, mais uniquement quand les acteurs du secteur seront au pied du mur. Cependant, la crise sanitaire a été un bon accélérateur, montrant que les matières premières ne sont pas toujours aussi disponibles qu’on ne le pense, et qu’un évènement mondial peut totalement bouleverser les approvisionnements et les prix », conclut Noé Basch.
Un coup de boost pour le réemploi
Pour qu’il puisse se développer en France, le sujet du réemploi peut compter sur une jeune initiative, lancée il y a deux ans par l’entreprise A4MT : le Booster du Réemploi. Rassemblant désormais plus de la moitié du secteur de la promotion immobilière en France, celui-ci vise la massification du recours au réemploi sur les chantiers en cherchant à mettre en place des outils et des standards, pour réduire de 20 à 30 % les impacts du secteur. Grâce au Booster, plus de 200 projets de toutes tailles ont pu intégrer des matériaux réemployés depuis deux ans, parmi lesquels le nouveau siège de la BNP Paribas Real Estate à Boulogne-Billancourt (92) ou les constructions de la Solideo pour les JO. Pour 1 000 m² de surface, le réemploi peut permettre d’économiser 44 tonnes de déchets, 67 tonnes d’équivalent CO2 et plus d’1 million de litres d’eau, estime le Booster. Et pour répondre aux problématiques des coûts de stockage, l’initiative tente de lancer des plateformes mutualisées entre maîtrises d’ouvrage dédiées au réemploi. C’était le cas en mai dernier, où une collaboration entre la Métropole du Grand Lyon et différents constructeurs a été initiée à l’échelle locale, chaque maître d’ouvrage s’engageant à utiliser des matériaux issus d’anciens bâtiments déconstruits. Parmi eux, Icade Promotion : « En créant Cycle Up [plateforme de réemploi créée en 2018] puis avec le Booster du Réemploi depuis son lancement, Icade intègre le réemploi dans l’ensemble de ses opérations. Nous devons en effet faire entrer dans nos pratiques courantes l’économie de ressources en soutenant le développement de la filière du réemploi, par la formation des équipes. C’est ce que nous faisons avec des démonstrateurs tels que le Village des athlètes à Saint-Ouen, ou sur le redéveloppement de l’ancien site de la clinique du Tonkin, à Villeurbanne (69), pour lesquels le Booster du Réemploi nous accompagne », raconte Emmanuel Desmaizières, directeur général d’Icade Promotion. Pour aider également le secteur, le Booster a développé, aux côtés de l’éditeur Fabernovel, une plateforme digitale nommée Looping, dont le but est de rendre visible la demande de matériaux de réemploi, afin de répondre rapidement aux besoins des maîtrises d’ouvrage. Concrètement, ces dernières informent la plateforme de leurs projets et des matériaux qui y sont attendus, ce qui permet aux fournisseurs de proposer des « gisements ». De quoi simplifier la mise en relation, tout en offrant également un outil de mesure des impacts évités en termes d’eau, de carbone et de déchets, grâce à un calculateur intégré à la plateforme.
Comments